Iqallijuq
About
Rose Iqallijuq raconte ses souvenirs intra-utérins et même bien avant, lorsqu’elle était son grand-père maternel éponyme, Savviurtalik, dans sa tombe faite de blocs de neige et voulant se réincarner dans la famille de sa fille. Elle/il raconte alors qu'il n'était plus qu'une âme sous son apparence de vieillard, qu’il sortit de sa tombe et se dirigea vers l'iglou où vivait sa fille Nuvvijaq avec sa famille. Dans ce film, Iqallijuq relate tout ce dont elle se souvient de sa naissance, de son enfance en tant que travestie jusqu’au moment où elle endossa ses vêtements de femme pour la première fois.
IQALLIJUQ (1973)
Ou les réminiscences d’une âme-nom Inuit ; récit en inuktitut par Iqallijuq de ses souvenirs intra-utérins.
Film 16 mm couleur avec son synchrone en inuktitut
13 minutes
Réalisateur: B. Saladin d‘Anglure.
Intervieweuse Alexina Kublu.
Prise de vue et prise de son : Philippe Legrand du Service de l’Audio-Visuel de l’Université Laval
Tourné à Igloolik, NU à l’été 1973
Édité avec la collaboration de l’Association Inuktsiutiit et du service de l’audio-visuel de l’université Laval
Illlustré par Léah Idlout d’Argencourt d’après les informations fournies par Iqallijuq.
Transcription intégrale
Iqallijuq : « Ainsi j’ai su que j’allais devenir un fœtus alors que j’étais encore dans la tombe où il faisait très froid. Comme les blocs de neige (auviq) étaient fermement assemblés [formant la tombe] je déplaçai celui de l’extrémité, sortis dehors et me mis à chercher celle-là en bas, ma sœur préférée (Nuvvijaq). » (note 8)
Kublu : « Qu’est-ce que l’auviq que tu déplaçais? »
Iqallijuq : « Ce sont des blocs assemblés, j’en poussai un vers l’extérieur, comprends-tu [maintenant] le terme auviq? »
Iqallijuq : « Oui. Poussant ainsi le bloc de neige, je pratiquai un passage; je sortis par là et je vis celle-là en bas [vers le rivage], ma sœur préférée... ma mère. J’avais très soif et je me dirigeai vers elle, là en bas, j’étais un homme, j’avais ainsi un manteau d’homme (qiqpaujaq), des pantalons d’homme (silapaak) et des bottes d’homme (miqqulit). Comme je descendais vers elle, j’avais vraiment l’impression d’être vivant. Voulant boire, j’allai me placer tout près d’elle, mais j’eus beau dire que j’avais très soif, elle n’entendait pas quand je parlais. »
Kublu : « Où se trouvait-elle? »
Iqallijuq : « Elle était dans le petit iglou qui lui servait de toilette; elle était venue uriner dans ce lieu qui lui était réservé. Mais voilà qu’elle ne se rendait même pas compte de ma présence - ce n’est pas étonnant parce que j’étais un mort. Je me dis alors que si je touchais sa ceinture, je pourrais sans doute pénétrer en elle. Effectivement, j’y touchai et je pénétrai en elle, dans son utérus, sans savoir par quelle voie. Je sus seulement qu’en touchant sa ceinture, j’étais parvenu à son utérus. Puis elle (Nuvvijaq) rentra chez elle. Après un certain nombre de nuits, elle se rendit compte [de sa grossesse] en tâtant [son ventre] et comme elle était étendue à côté de son mari, elle lui dit ainsi : "Époux! Je suis encore enceinte et à nouveau [l’enfant] ne vivra pas", et elle se mit à pleurer. »
Kublu : « Pourquoi pleurait-elle? »
Iqallijuq : « Elle pleurait parce que j’allais mourir; parce que mes cinq aînés étaient mort-nés et que j’allais les suivre en mourant comme eux; elle pleurait, car elle voulait à tout prix avoir un enfant. Mon père lui dit alors : "On va s’efforcer de le faire vivre." J’étais effectivement devenue un fœtus, j’étais dans un utérus, à l’intérieur de son utérus. Je me rendis compte qu’elle sortait chaque matin lorsqu’elle se réveillait. Je distinguais la forme d’un iglou, je prenais son utérus pour un iglou, j’étais dans un iglou. »
Kublu : « Tu pensais être dans un iglou? »
Iqallijuq: « Je pensais être dans un iglou tout petit et où j’étais très à l’étroit. Et voilà qu’un chien apparaissait de temps en temps, seul dans l’ouverture de l’entrée; sa bouche était fendue verticalement en fait; chaque fois qu’il apparaissait dans l’entrée, c’était lui [mon père] qui avait des rapports sexuels avec ma mère, c’était son pénis que je prenais pour un chien. Chaque fois qu’il s’apprêtait à sortir, voilà qu’il se mettait à vomir et j’avais une grande envie de manger ce qu’il vomissait. J’en ai sans doute mangé et j’ai grandi... »
Kublu : « Est-ce ce qu’il vomissait qui t’a fait grandir? »
Iqallijuq : « Oui, ce dut être cela. Je pensais que son pénis était un chien qui pénétrait dans l’entrée de l’iglou. J’étais à présent très à l’étroit, mon iglou était devenu tout petit et étroit... Son utérus coulait, l’utérus [de ma mère] coulait. Comme je regardais la porte, je me mis à penser que j’aimerais sortir... Je ne pouvais plus tenir en place, j’étais [auparavant] sur la plate-forme et le petit iglou avait tout juste ma taille. Je n’arrivais cependant pas à atteindre l’entrée. À gauche de l’entrée se trouvaient des instruments d’homme. Je tendis la main vers eux et les saisis, mais à l’idée que je pourrais avoir très froid quand je les utiliserai, je les remis en place et saisis plutôt des instruments de femme, une petite lampe à huile et un petit couteau [semi-lunaire]. Je sortis en faisant un gros effort. »
Kublu : « Est-ce parce que tu préférais être une femme que tu pris ces instruments féminins? »
Iqallijuq : « Oui, en effet, mon éponyme Savviuqtalik avait exprimé le vœu de revivre comme femme. En sortant, j’ouvris les yeux et je vis beaucoup de fumée... C’était une fumée beaucoup plus dense que la fumée provoquée par les gens qui fument [du tabac]... »
Kublu : « Qu’est-ce que c’était que cette fumée? »
Iqallijuq : « C’était la vapeur provoquée par l’accouchement quand je suis sortie. »
Kublu : « C’est tout ce que tu vis? »
Iqallijuq : « Oui, mais quand la vapeur se dissipa, je distinguai très bien [ce qui m’entourait] et je souris en voyant des choses qui bougeaient, je souris à ma mère en voyant les mouvements de sa bouche. Dehors, il y avait deux personnes qui faisaient de la divination. Je me tournai vers elles et souris à l’une d’elles dont la bouche remuait... et qui sans doute parlait. Mais alors que j’entendais très bien quand j’étais à l’intérieur [de l’utérus], maintenant que j’en étais sortie, que j’étais engendrée, je n’entendais plus rien. »
Kublu : « Pourquoi les deux personnes faisaient-elles de la divination? »
Iqallijuq : « C’était pour que je puisse naître plus vite, je mettais en effet du temps à naître, car j’avais saisi en premier un couteau d’homme, un harpon et la tête du harpon; c’est la raison pour laquelle j’étais longue [à naître]. Étant arrivée dans la tente d’accouchement (irnivik), je distinguai la tente et voilà que j’étais toute transie de froid et que voulant dire "à boire", je n’arrivai à dire que "ungaa, ungaa, ungaa". Après m’avoir nettoyée et après avoir coupé mon cordon ombilical, Uviluq me remit à ma mère qui me plaça dans la poche arrière de son manteau. Après avoir été confinée un certain temps dans la tente de relevailles (kinirvik), c’était une tente plus spacieuse avec une lampe à l’huile où l’on mit à cuire du bouilli... »
Kublu : « Cette tente d’accouchement, était-ce une vraie tente? »
Iqallijuq : « C’était une petite tente que l’on jeta ensuite au loin avec mon arraaq, comme on appelle le placenta des bébés, avec aussi les peaux de la litière [utilisée par ma mère]. Uviluq, mon accoucheuse, fit cuire de la viande; elle mit à cuire de la viande dans une marmite. Puis comme ma mère se mettait à manger de la viande bouillie, voilà que j’eus très faim [de viande] alors même que j’étais nourrie au sein. Ma mère enleva de sa bouche de petits morceaux de viande et les introduisit dans ma bouche pendant que j’étais contre son dos, dans la poche dorsale de son manteau. Quand elle eut fini de manger, elle puisa du bouillon et je bus du bouillon... mais en fait, elle ne faisait que toucher ma bouche, j’avais néanmoins l’impression de mâcher et de manger. Quand elle eut laissé tomber une goutte de bouillon sur ma bouche, j’eus le sentiment d’être rassasiée... »
Kublu : « Que fit-elle ensuite des petits morceaux de viande qu’elle t’avait fait toucher? »
Iqallijuq : « Elle les plaça dans un petit sac de cuir dont j’oublie le nom... »
Kublu : « On les mettait ainsi dans un petit sac? »
Iqallijuq : « Oui, on les mettait dans un petit sac dont j’oublie le nom... Comme ma mère avait fini de manger, je me sentis rassasiée et je tombai dans un profond sommeil; en fait, j’étais morte... »
Kublu : « Tu étais morte et c’est comme si tu étais endormie? »
Iqalijjuq : « Oui. Elle cria alors à mon père de venir, mais il lui répondit qu’il faisait du chamanisme pour me demander de vivre, à moi, Savviuqtalik. Et moi, Savviuqtalik, je pris conscience que j’étais chez ma sœur préférée, et ainsi je survivrai, mais voilà qu’un peu plus tard, sans savoir comment, je retombai dans un profond sommeil. Je m’endormis dans un état de grande fatigue et je ne me réveillai ensuite qu’en entendant [une femme] Arnaqtaaq dire : "Qu’elle soit mon 'nom', que je l’aie comme renfort dans la vie, qu’elle m’ait comme renfort... qu’à travers elle je porte mon [autre] nom 'Iqallijuq', car je suis fatiguée d’entendre le nom d’Arnaqtaaq... »
Kublu : « Pourquoi voulait-elle avoir un renfort? »
Iqallijuq : « Elle voulait que je vive et comme nos deux vies pourraient être renforcées l’une par l’autre à travers cette relation, et qu’elle était très vieille, je parviendrais probablement à vivre vieille à cause d’elle... Étant sortie de ma torpeur, j’étais maintenant bien en vie. Je voyais des gens qui entraient, je distinguai [alors] mon père ainsi qu’Uviluq. Nous déménageâmes dans la tente de mon père et mes parents couchèrent à nouveau ensemble. Un jour, ma mère entreprit de me confectionner un manteau de jeune fille (minguttinaaqtuq). »
Kublu : « Étais-tu encore une enfant? »
Iqallijuq : « Non, j’avais grandi, c’était au temps de mes premières menstruations, en fait j’étais une "transexuée" (sipiniq), car Savviiqtalik n’avait pas voulu revivre comme homme, mais comme femme. Il ne voulait plus chasser parce que cela demandait trop d’efforts et qu’il y avait grand risque d’avoir froid. J’étais donc devenue une fille après que mon sexe eut changé à la naissance; j’avais auparavant un pénis, mais j’eus ensuite une vulve. Ainsi en est-il des transsexués. »
Kublu : « Ainsi tu étais un garçon et tu devins une fille? »
Iqallijuq : « Oui, j’étais un garçon et je devins une fille; on appelle ainsi sipiniit ceux qui ayant d’abord eu un pénis ont ensuite une vulve. »
Kublu : « Leur met-on des vêtements masculins? »
Iqallijuq : « Oui, jusqu’à mes premières menstruations je portais des vêtements masculins et j’accompagnais très souvent mon "petit père"... mon vrai père étant mort noyé l’automne qui suivit ma naissance au printemps, en juin. Ainsi, j’avais toujours porté des vêtements masculins et je pensais même être plutôt un homme qu’une femme. Quand je devins adolescente et que je fus menstruée pour la première fois, ma mère commença à me confectionner un manteau de jeune fille (minguttinaaqtuq) ainsi que des pantalons féminins. Mais comme elle était en train de les confectionner, elle se mit à pleurer, car à cause du nom que je portais, elle pensait que j’étais son père et se refusait à faire un vêtement féminin pour son père. C’est ainsi que j’ai réalisé à l’époque de mes premières menstruations que j’étais une femme... Voilà, je n’en sais pas plus, bien que cela, je ne l’oublie pas... »
Kublu : « Et voilà qu’on est arrivé à maintenant? »
Iqallijuq : « Oui, à maintenant... »
Média
- Iqallijuq ou les réminiscences
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Reference
2. Iqallijuq ou les réminiscences d’une âme-nom inuit [PDF 314.39kB]
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